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Jean-Louis Poitevin

L'IMAGE ET LE COEUR VIBRANT DU MYSTÈRE

"Et ils admirent, étonnés, la tête coronale qui, à jamais,

silencieuse a posé le visage des hommes

sur la balance des étoiles."

 

Rainer Maria Rilke

Dixième Élégie de Duino, (Ed Poésie/Gallimard, traduction J-P Lefbvre)

Toujours dans l'image, et plus encore peut-être dans l'image photographique, il est question de l'apparition d'une "chose", que ce soit un visage, un objet ou un paysage, de la survenue pour notre regard de quelque chose qui n'est pas soi, de la rencontre non seulement d'un mystère mais du mystère.

 

Apparaître, c'est sortir de la nuit, s'échapper de l'inconnu, se retrouver là, dans une nudité spectrale, offert au monde, au ciel, aux regards inquiets, c'est avoir accompli le chemin qui fait passer de la nuit de l'inconnaissable, celle qui précède toute naissance, tout engendrement, au jour qui fait resplendir, éblouit et magnifie, avant que se produise le mouvement de retour à l'autre nuit, celle de la mort, de la dissolution de tout dans l'impensable, dans l'infigurable. Même si apparaître est le nom le plus doux du mystère.

 

Les oeuvres de Vittoria Gerardi, toutes, depuis qu'elle a commencé de s'approprier les techniques qui participent à la réalisation de ces images qu'on nomme photographiques, se tiennent dans l'orbe de ce mouvement dans lequel les figures de la nuit qui précède toute existence sont mêlées à celles du surgissement de la vie et le passage de chaque être dans le monde, à la grandeur de sa disparition. Et elle sait aussi que là se trouve le coeur de ce qui, sous le nom de dessin, de peinture et depuis deux siècles, sous celui de photographie, pousse les hommes à tenter de figurer ce qui encore et toujours leur échappe.

 

La photographie s'est inventée autour de la reprise de trois "mythes", celui d'une émergence de l'image comme résultat d'une opération magique (acheiropoïète et a-technique), celui d'une capture à dimension ontologique forte puisque se saisissant sinon de la chose même, du moins de tout ou partie de son être à travers son transfert dans l'image, celui d'une opération gnoséologique permettant d'accéder la révélation de la vérité par la lumière et comme lumière.

 

Vittoria Gerardi a eu conscience, dès ses premières oeuvres, que ces trois opérations s'accompagnaient de trois occultations. La première était l'occultation de la dimension technique de la photographie, la seconde était l'occultation de ses liens indéfectibles, fussent-ils analogiques, avec les processus qui sont ceux de la vie même, la troisième était l'occultation, dans l'obsession de la lumière, de la part indéfectible de nuit et de mystère qui enveloppe toute chose, tout être, et l'homme plus que tous les autres.

 

C'est à partir de la prise en compte de ces dimensions à la fois fondatrices et oubliées parce qu'occultées qui sont au coeur de toute image photographique qu'elle a déployé son oeuvre.

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En nommant Latenza sA dernière séries, Vittoria Gerardi parvient à préciser ce qui fait le coeur de son approche de l'image photographique : le renversement des dogmes et l'approche du coeur battant de toute création.

 

On évoque, depuis tant de siècles, la question du mystère de la création comme étant ce qui doit être dévoilé ! Vittoria Gerardi, dans la droite ligne de rares poètes ou artistes, s'attache, elle, à approcher la création comme accomplissement d'un mystère, au sens inspiré et "dionysiaque" du terme. Elle agit pour que quelque chose puisse être non tant révélé que relié aux forces qui le constituent. L'apparaître n'étant qu'un moment entre deux disparitions, c'est cette nuit qui doit être reconquise face à, dans, et, finalement, contre la lumière.

 

Pour y parvenir, elle a mis en place un ensemble de gestes qui permettent à ses images de se dégager de l'emprise du quatrième "mythe", celui qui attache la photographie à la fascination de l'instant comme concentré symptomatique du déploiement univoque du temps. Elle sait aussi que tout ce qui a été fait techniquement dans le cadre de l'évolution technique de la photographie a visé à abolir l'écart entre prise de vue et apparition du résultat.

 

Cette fascination pour l'instant devenue planétaire, signe notre éloignement radical vis à vis de toute chance d'aborder les rivages d'une expérience poétique. Elle interdit à l'espérance de s'approcher du mystère, de le laisser creuser ses galeries dans nos coeurs. Car le mystère ne demande pas à être dévoilé mais à être "joué", vécu, accompli.

 

Cela seul peut constituer une "preuve" de la véracité de ce que fait monter en nous une connaissance affective non rationnelle et pourtant si "vraie" de l'existence du mystère et du fait qu'il est notre seule véritable demeure.

 

Vittoria Gerardi le sait qui, par un dispositif complexe, étire l'intervalle entre capture et révélation, en fait le centre de ses préoccupations et finalement le "lieu" de l'accomplissement de gestes qui, retournant l'instant contre lui-même, le transforment en une "durée extatique". Apparaître, c'est alors faire émerger des formes par étapes en sachant que le "visible" n'existe qu'entre entre deux "disparitions".

 

Car l'image, qui porte en elle trace des trois mythes fondateurs, les retourne et les abolit par les actes du travail plastique : la présentation de l'image à la lumière comme en un geste d'offrande, le jeu du pinceau qui, ainsi, accomplit la transformation de l'instant en durée vivante.

 

Ce qui apparaît est présenté comme devant être dissout par ce qui le fait apparaitre : la lumière. La lumière peut alors être comprise pour ce qu'elle est : un intermède entre deux nuits et, en tant qu'opérateur de nos visions, comme le fondement de nos croyances, de nos errances, de nos peurs. Car elle seule nous permet de croire que ce que nous voyons existe.

 

Ce que sait Vittoria Gerardi, et qui confère une telle  puissance poétique à ses oeuvres, c'est que rien n'existe hors de cet embrouillamini autour de nos croyances, celles relatives au temps en particulier.

 

Ainsi, ses oeuvres nous permettent de penser, à nouveau, que vivre poétiquement c'est moins s'obstiner à révéler l'être de tel ou tel objet, visage ou paysage, que tenter de reconduire le visible au mystère qui le porte et dont il n'est que la si précaire manifestation : l'éclat du reflet d'une lumière disparue dans l'oeil d'un ciel peuplé d'étoiles enveloppées de nuit.

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