Arthur Dayras
VITTORIA GERARDI, CONFINE : RÉFLEXION SUR L’IMAGINATION PHOTOGRAPHIQUE
L’Oeil de la Photographie, October 2017
L’exposition Confine de la jeune photographe italienne Vittoria Gerardi (née en 1996) est l’une des plus étonnantes que j’ai pu voir dernièrement. Elles sont aussi intrigantes que renversantes. Confine, traduction de l’italien « horizon », est une série de compositions abstraites tirées d’un voyage de trois semaines dans la Vallée du Désert (États-Unis). La « mise en abstraction » de simples clichés de paysage, les variations infinies sur les teintes de gris ainsi que l’usage de la lumière révèlent un travail d’une très rare finesse.
J’entends souvent que l’œuvre abstraite nécessite une explication pour être, d’une part comprise, d’autre part appréciée. Sans nier ce besoin ni verser dans un débat éternellement rebattu, je crois fermement que l’on peut aimer une œuvre abstraite pour son simple esthétisme. On peut l’admirer en la regardant longuement, en se demandant comment elle a été faite, en laissant dériver son imagination. L’œuvre peut vous intriguer et c’est là sa première victoire. Avec Vittoria Gerardi, il n’y a pas plus simple invitation à la curiosité. On observe des formes, des contrastes, de la lumière. Tout cela est très simple. Décrit ainsi, l’observation pourrait s’arrêter là. Ainsi l’œuvre Confine n°295 et 296, quatre lignes s’entrecroisent et se réunissent en leur milieu en deux panels adjoints.
Je pourrais moi-aussi déballer « mon pique-niques », comme l’écrivait François Morellet et vous dire ce que j’y comprends. Mon imagination déborderait et j’écrirais, pris de folie ou d’un toupet hors-du-commun, que ces simples entrecroisements de lignes donneraient à voir la réunion secrète de quatre alpinistes mijotant un coup sur les cimes blanches des Alpes. Devant Confine 116, je délirerais, éructant dans l’imaginaire, mais c’est bien là un morceau de lune recouverte peu à peu par une mer d’azote liquide ! Quand à Confine 55, bien entendu, c’est une vue aérienne de la zone démilitarisée nord-coréenne. Seulement, la décence me retient. Je n’ai jamais écrit cela, vous témoignerez.
Vous le voyez bien, l’abstraction me pousse à dire des bêtises. Je sombre joyeusement dans la profondeur de mon imaginaire. Il n’y a derrière ces mots ni effet comique ni tromperie. Simplement la fascination d’un p’tit homme pour des travaux où l’esprit aime se perdre. Curieusement, lorsqu’il est confronté à une œuvre abstraite et qu’il s’abandonne, l’esprit divague et déborde. Il associe presque systématiquement l’abstraction à un souvenir du
réel. Il se raccroche à la représentation, « cette œuvre, cela pourrait être... », et cette œuvre, « on dirait... ». Sur l’œuvre, il rejaillit nos interprétations et puis, coup de semonce, vient le propos de l’artiste ou de l’institution.
Celui-ci est parfois dissonant, parfois mystérieux, parfois réceptif, parfois amusé. Il a une autorité mais chacun sait que c’est le regardeur qui fait l’œuvre. Les deux se nourrissent, se complètent, s’opposent. Peu importe après tout. Ainsi, Thierry Bigaignon nous souffle que Vittoria Gerardi construit « des frontières symboliques entre matière et temps, entre espace et lumière, comme pour mieux marquer le paysage d’une cicatrice, celle d’un horizon imaginaire ».
Pour l’exercice, acceptons-le entièrement, et dès lors ma représentation de l’œuvre se trouve changée. Ces mêmes œuvres que j’observais se transforment dorénavant en jeux d’équilibre, sorte d’espaces où viennent s’opposer les fonds unis. Dans ces minces espaces délimités, parfois simplement des lignes qui courent sans but, on y trouve le détail d’une roche, un fragment de montagne, bref un morceau de la Vallée de la Mort.
Ainsi, la lumière se définit par une zone strictement limitée où le paysage s’inscrit en positif. On retrouve cette lumière dans ligne, dans un carré, dans un halo du soleil, on y voit minuscule la Vallée de la Mort. Tandis que l’espace se révèle être le fond des œuvres, non imprimé mais poli par les produits chimiques, sorte de grand ensemble où le paysage demeure entouré, enfermé, révélé. C’est de cet équilibre entre le paysage réel (la lumière, la Vallée de la Mort) – et le paysage abstrait (ses fonds, non imprimé, non marqué) que nait l’abstraction.
Et pourtant, quel que soit le message de l’œuvre, il reste ce curieux vertige. Peu importe ma pensée, mon imagination, les mots mêmes de l’artiste, il reste ce curieux vertige. Que ma représentation de l’œuvre soit altérée ou complétée par une explication il reste ce curieux vertige... Il demeure dans le fond de l’œil la curiosité et la sensation de saisir l’essence même de la photographie, à savoir la lumière.
Devant l’œuvre de Vittoria Gerardi, j’ai l’impression d’avoir enfin brièvement pu saisir cette quintessence. Et cette pensée nouvelle me fige, m’ouvre un univers que je pense être saisissant. C’est le seul mot qui résume mon admiration. Les jeux du tirage, les mille gris, tout cela est recomposé au plus. Tout est épuré, tendu par la recherche vers l’essentiel de la lumière. Il suffit d’une méthode, d’une recherche esthétique, de tâtonnements dans la chambre noire, de très longues heures à retravailler.
Est-ce vraiment suffisant ? Devant ces photographies abstraites, il vient l’idée d’un travail simple dans son résultat et pourtant complexe à réaliser. C’est
tout le paradoxe de la réalisation d’une idée. On en a l’image mais les mots nous manquent. Combien faut-il d’efforts pour au final s’approcher au plus près de notre idée première ? Il Ainsi, Vittoria Gerardi a parfois accouché de neuf tirages pour un seul résultat final. L’exposition compte 30 œuvres. Vous calculerez, ami lecteur, combien une idée nécessite d’acharnement pour se réaliser. Et si ces mots vous plaisent, si la photographie vous intrigue, ne comptez pas vos pas et allez voir le travail de Vittoria Gerardi.